Andréi Biély (pseudonyme de Boris Bougaev) est une des figures majeures de la " charnière " des XIXe et XXe siècles russes.
D'abord connu comme praticien et surtout théoricien du symbolisme poétique en Russie, ses romans La Colombe d'argent et Peterbourg sont l'ouverture fastueuse du renouveau de la prose russe à l'époque moderne, dilacérée de façon rhapsodique entre les courants de conscience et les mythes visionnaires. Ils côtoient les voies de Proust et de Joyce, celles des recherches les plus avancées de ces années sur l'autonomie du matériau artistique.
Biély mémorialiste éblouissant voyage beaucoup et parfois séjourne à l'étranger, toujours en rapport étroit avec les tumultes de sa biographie, avec sa quête philosophique et artistique et selon des itinéraires méditerranéens inhabituels chez les intellectuels russes. Il est l'auteur sans doute le plus notoire de la littérature russe d'avant 1918 qui choisit de rester (jusqu'à sa mort en 1934) en Russie à partir d'un loyalisme ambigu à l'égard de la révolution, dans la mouvance d'une fascination pour l'ésotérisme anthroposophe du " docteur " Steiner qui le retiendra un moment au foyer de Dornach en Suisse.
Derrière des frontières closes, Biély, que le bolchevisme malmène de façon sournoise, circule inlassablement à l'intérieur de l'URSS, arpentant les derniers foyers de pensée et de création plus ou moins indépendantes.
Sa correspondance est à la fois une chronique de ces endroits ensoleillés où une certaine culture soviétique de haut niveau a connu ses derniers rands moments et les péripéties d'un " compagnon e route " qui a vraiment la tête ailleurs.
La trajectoire de Joseph Conrad, ce sont deux vies successives et apparemment opposées : une carrière de marin qui dure vingt ans (de 1874 à 1894) et lui fait parcourir le monde, puis trente ans de quasi immobilité en Angleterre où va naître son oeuvre.
Il n'en bougera que pour de brefs séjours en France, en Italie, en Suisse, en Pologne, aux États-Unis. Est-il devenu un autre homme, ce " capitaine de marine " qui, comme le note plaisamment son ami le sculpteur Jacob Epstein, " détestait le grand air " ? Ce qui est sûr, c'est que le petit Polonais Konrad Korzeniowski est devenu le grand écrivain anglais Joseph Conrad. Suivant tour à tour cinq pistes - Où Conrad a-t-il voyagé ? Quand ? Comment ? En quelle compagnie ? Pourquoi ? -, Sylvère Monod se livre à une exploration pleine de finesse et de perspicacité, nous donnant à voir l'homme Conrad, sous tous ses aspects.
Mais surtout, il met peu à peu en lumière la relation entre la vie et l'écriture, le marin ayant engrangé dans son subconscient le matériel de l'oeuvre futur, tout entier projeté déjà, sans le savoir, vers ce qui va devenir la grande aventure de la vie de Conrad : la littérature. Car jamais ne se dément l'extraordinaire faculté d'observation, d'enregistrement, d'assimilation, de recréation imaginative de celui qui, du fond de sa campagne anglaise, se souvient de " l'Orient, parfumé comme une fleur, silencieux comme la mort, sombre comme une tombe ".
Né Américain mais habitué dès son plus jeune âge à de longs séjours sur le Vieux Continent, Henry James a oscillé toute sa vie entre sa "yankeetude inexorable" et sa fascination pour les moeurs et la culture des Européens. Il choisit la citoyenneté britannique en 1915, un an avant sa mort.
Les lettres, très largement inédites en français, que Laurent Bury a choisies au coeur de son abondante correspondance pour composer ce recueil, reflètent les émotions de James voyageur, ses enthousiasmes et ses désarrois, ses rencontres et ses découvertes, avec une vigueur et une spontanéité qui disparaissent le plus souvent de ses textes de fiction, plus policés. A travers ses ambivalences et ses contradictions, on y lit, comme l'explique Evelyne Labbé dans son éclairante préface, "une tension intime entre son besoin profond d'assimilation". Ainsi, James passe constamment du désir de voyaher à celui de se fixer. S'il lui faut "imbiber [son] éponge intellectuelle" en accumulant un capital d'impressions et de sensations nouvelles, il vit et voyage en quelque sorte "au futur antérieur", anticipant déjà ce que le souvenir fera de cette réalité afin que l'oeuvre advienne. Car, pour James, "c'est l'art qui fait la vie, l'intérêt, l'essentiel".
Les illustrations de ce livre sont empruntées au photographe américain Alvin Langdon Coburn. Certaines avaient été choisies par James lui-même pour figurer en frontispice de l'édition américaine de ses oeuvres en vingt-cinq volumes.
Sa rencontre avec une Allemande mariée et mère de trois enfants, Frieda von Richthofen, en 1912, vouera D.
H. Lawrence à une errance à laquelle ce fils de mineur du Nottinghamshire, instituteur et romancier de 27 ans, n'était nullement promis. Un exil qui ne s'achèvera qu'avec sa mort, en France, en 1930 - à Vence où mourut un autre exilé, Witold Gombrowicz. L'Italie accueille pour un temps le couple illégitime et Lawrence conservera une tendresse particulière pour ce pays où il ne cessera de revenir pour en célébrer " l'indicible beauté ", de Capri à Taormina, du lac de Garde à la Sardaigne.
Autre lieu-clé pour l'auteur du Serpent à plumes : Taos et le Nouveau Mexique, où l'écrivain, ulcéré par ses déboires avec la censure anglaise, croira avoir trouvé un monde neuf, libéré de l'homme et de ses lois. Il y aura aussi Ceylan, l'Australie, Mexico, la Californie... De chaque lieu nouveau, Lawrence saisit immédiatement la singularité. La vivacité de perceptions, la grâce de son écriture nous en restituent toute la fraîcheur, en même temps que nous y percevons comme en écho les grands thèmes qui vont structurer l'oeuvre.
Outre ses emprunts aux récits de voyage - qu'elle a retraduits pour l'occasion - et à deux essais posthumes jamais publiés en français, Françoise du Sorbier a puisé l'essentiel des textes présentés ici dans la correspondance de Lawrence. De ces lettres, inédites en français, se dégage le portrait incroyablement vivant et attachant d'un Lawrence quasi inconnu : non pas l'écrivain scandaleux, auteur de Lady Chatterley, mais l'homme, avec sa sensibilité exacerbée, sa franchise, ses coups de gueule, son humour, et cette énergie inépuisable - cette " fontaine continuellement jaillissante de vitalité " dont le créditait Aldous Huxley.
" Un jour, je devins journaliste par désespoir, devant l'incapacité de toutes les professions à me satisfaire ", déclare Joseph Roth (1894-1939).
Connu pour son oeuvre romanesque, il a pourtant, dès 1919, une importante activité de chroniqueur dans les grands titres de la presse de langue allemande. Il parcourt l'Europe et brosse, dans de courts articles, des portraits saisissants de lieux (gare, frontière, trains, hôtels, cabarets, mines de charbon...), de personnages (voyageurs, bureaucrates, promeneurs, malfrats, nazis, juifs émigrés...) et de villes (Berlin, Leipzig, Vienne, Dortmund Prague, Paris...).
La forte personnalité de Roth écarte de ces chroniques douze lieux communs et banalités. Il a une vision singulière, vive, emprunte d'humour et d'un sens du détail exacerbé : " Tout pathos sonne faux, part en vaine fumée, en face des événements microscopiques. [...] Un voyage en tramway est plus instructif qu'une traversée des mers et des terres. " D'un lieu ou d'une situation prosaïque, il en fait un signe fort et révélateur d'un monde en perdition, pris dans l'étau de l'anonymat, de l'urbanisation carnassière et de la montée des extrêmes propres à l'entre-deux.
Les chroniques rassemblées par Claudio Magris pour cette édition française furent publiées dans le Corriere della Sera entre 1981 et 2000.
" Le "je" du voyageur, écrit l'auteur dans sa préface, n'est guère plus qu'un regard, une forme creuse où s'imprime le moule de la réalité, un récipient qui se laisse combler par les choses. " D'où l'extrême variété des paysages ici parcourus et déchiffrés comme des visages, de Madrid à Prague, Berlin ou Varsovie, de la Finlande à l'Australie, d'une mer à l'autre, en passant naturellement par Trieste où, plus qu'ailleurs, s'entrecroisent un labyrinthe d'époques ".
" Le but du voyage, précise Magris, ce sont les hommes ", voyager, c'est " se confronter à l'Histoire et à ses variantes ". Confrontation saisissante, quand elle est le fait d'un observateur aussi curieux et érudit, ironique et généreux, à la fois poète, historien et philosophe. Car, au-delà de leur diversité, on est frappé par la cohérence profonde de ces textes où l'on reconnaît, particulièrement accessibles, les thèmes-clés de l'oeuvre de Magris et ses préoccupations les plus constantes : aller loin pour mieux revenir, arpenter le temps pour savoir savourer l'instant, perdre ses certitudes pour découvrir d'autres possibles, trouver peut-être, dans les drames et les ferments du passé, de quoi lutter contre " l'inconsistance diffuse " de la vie en Occident aujourd'hui.