Il faut lire Le Cid dans sa première version, celle de 1637, qui explose comme un coup de tonnerre, avec la fougue de la jeunesse, le flamboiement du sang, les trompettes de la victoire. On s'aime, on se déchire, on libère sa patrie en quelques heures parmi les plus intenses de notre théâtre.Drame du conflit entre les sentiments passionnés et les dures contraintes du devoir moral et politique, la pièce offre une liberté de ton et une audace formelle que Corneille, pour se conformer aux codes d'une dramaturgie classique en train de se mettre en place, s'attachera par la suite à atténuer, mais dont le texte original, que cette édition restitue, conserve l'éclat.
Corneille aurait-il lu Pirandello ? À se laisser prendre à L'Illusion comique, à se prêter avec délectation à ces jeux d'ombres où, dans le miroir d'un magicien dramaturge, le théâtre donne à voir le reflet de lui-même, le doute ne semble pas permis : Corneille est bien pirandellien ! Ce qui n'exclut pas qu'on puisse se demander, à le voir mettre en question la représentation par cette distanciation qu'il établit entre le spectacle et son spectateur, s'il ne serait pas aussi un peu brechtien. À moins qu'on se dise qu'à tout prendre, à le regarder jouer avec le réel, changer de lieux et de décors, se complaire aux mirages de l'illusion et au bric-à-brac romanesque, mêler la féerie à la fantaisie et au drame, il pourrait bien être aussi quelque peu shakespearien ! Rapprochements flatteurs, à l'évidence, mais qui recouvrent le talent dramatique de Corneille d'une tunique patchwork où sa couleur propre disparaît, au point qu'ils incitent finalement surtout à regarder cette pièce curieuse pour elle-même, en se demandant si, au bout du compte, avec L'Illusion comique, Corneille ne serait pas aussi, tout simplement, cornélien...
«Polyeucte vivait en l'année 250, sous l'empereur Décius. Il était arménien, ami de Néarque, et gendre de Félix, qui avait la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits qu'on publiait, arracha les idoles des mains de ceux qui les portaient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur culte, et perdit la vie par l'ordre de son beau-père, sans autre baptême que celui de son sang.Voilà ce que m'a prêté l'histoire ; le reste est de mon invention. À mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau, et l'enchaînement des scènes mieux ménagé. Les tendresses de l'amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde.»Pierre Corneille.
Noir, c'est noir. De toutes les tragédies de Corneille, Rodogune est l'une des plus sombres, celle où les tensions atteignent une violence d'autant plus saisissante qu'elles se font jour à travers une intrigue lourde de toutes les complications, lesquelles se dénouent dans un final que Stendhal comparait à ceux des drames shakespeariens. Tragédie dynastique du pouvoir, la pièce est aussi une tragédie familiale de l'amour et de la haine. Des êtres se déchirent ; une coupe empoisonnée, comme chez Hitchcock, attend les héros. Le personnage de Cléopâtre fait briller un héroïsme du mal qui éclaire l'univers cornélien d'une étonnante lumière noire.
La Place Royale affiche son titre comme une plaque de rue. Et comme une déclaration d'intention. En situant ainsi ostensiblement sa pièce dans le dernier quartier à la mode, le jeune Corneille dépouille la comédie sentimentale de la convention pastorale sous laquelle elle se présentait jusqu'alors. Mais il fait plus. En créant, dans ce champ clos de l'apprentissage amoureux, un personnage qui met face à face les élans du coeur et les exigences de sa propre liberté, il invente avec Alidor le prototype du héros qui se veut maître de lui comme de l'univers. Et que cette expérience n'aille pas, dans ce qui n'est encore ici qu'un jeu de l'amour et du hasard, sans violence ni cruauté dit assez que la comédie ouvre déjà, en 1633, avec La Place Royale, la voie aux grandes vibrations tragiques du théâtre à venir.
Cornélien, Nicomède. Cornélien, ce prince héritier du royaume de Bithynie qui, face à un père voulant l'écarter de la couronne et aux intrigues de Rome cherchant à le réduire, réussit à faire triompher tout à la fois la loyauté au pouvoir paternel et la résistance à l'ingérence romaine. Cornélien, et sans doute même un des plus cornéliens des héros de Corneille : « Généreux, intrépide, chevaleresque et absolument impeccable », comme le définissait Émile Faguet. Et pourtant, sans dilemme, sans problème de conscience, sans soumission aucune à un de ces choix impossibles et tragiques qu'on appelle précisément « cornéliens ». Si c'était donc, du coup, la notion même du héros selon Corneille qu'il convenait de reconsidérer, au vu de la pièce que lui-même avouait être une de ses préférées ? Et si c'étaient les rapports mêmes de Corneille avec la tragédie qui étaient à revoir, à la lumière de ce héros en effet problématique, dont lui-même disait d'ailleurs, dans une formule qui vaut son pesant de litote : « Il sort un peu des règles de la tragédie. » ?
La dernière tragédie de Corneille et l'une des plus belles, des plus originales aussi, tant l'action s'y mêle à l'élégie, et à la poésie. La situation amoureuse est classique : on veut faire épouser à Suréna Mandane, qu'il n'aime pas, et non Eurydice, qu'il aime ; on veut faire épouser à Eurydice Pacorus, qu'elle n'aime pas, et non Suréna, qu'elle aime. Mandane est la fille d'Orode, roi des Parthes, que son lieutenant, Suréna, a rétabli sur le trône. C'est donc un drame de l'ingratitude du pouvoir, de l'amour impossible, et de la mort.Cette oeuvre avait sombré dans l'oubli à peine née. Pourtant, après quarante-cinq ans de création littéraire, Corneille y a encore innové. C'est de plus une tragédie construite avec un soin extrême, progressant d'un bout à l'autre avec une logique et une précision impressionnantes, écrite dans une langue superbement maîtrisée. La beauté finale de la pièce est que, comme chez Claudel, les amants vaincus triomphent, et que leurs bourreaux sont oubliés.