«Il est rare d'assister à la naissance d'un genre littéraire. Plus rare encore de pouvoir la rattacher au nom d'un écrivain particulier.Cette conjonction s'est pourtant opérée dans le cas d'Aloysius Bertrand, inventeur incontestable du poème en prose français. Il y a fallu des circonstances très particulières : une marginalité provinciale redoublée d'une marginalité sociale et économique ; l'éveil à la vie littéraire à une époque où le bric-à-brac médiéval, italien et espagnol du premier romantisme revêtait encore une certaine fraîcheur, à une époque aussi où la relève n'était pas encore achevée des formes périmées du XVIII? siècle à la poésie de l'avenir ; un intérêt exceptionnel pour les arts graphiques et l'ambition de leur emprunter quelques-unes de leurs ressources ; un esprit inquiet, ombrageux, douloureusement perfectionniste ; la connaissance intime d'une ville dans laquelle les rêves et les mythes prenaient corps.»Max Milner.
En 1842, un an après la mort de son discret auteur, la première édition de Gaspard de la Nuit ne rencontre guère que le silence : vingt exemplaires à peine en sont vendus. Et il est vrai que les premiers lecteurs étaient sans doute mal préparés à la découverte de ce recueil de courtes « fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot » qui offraient à la fois l'apparence de la prose et la réalité d'une pure écriture poétique.
Il faudra attendre Baudelaire pour que le poème en prose soit reconnu, et c'est justement l'auteur du Spleen de Paris qui fera découvrir à un public plus large ce « fameux Gaspard de la Nuit » grâce auquel l'idée lui est venue à son tour de « tenter quelque chose d'analogue ». D'analogue ? Rien n'est moins sûr car si les pièces de Baudelaire s'attachent à la vie moderne, celles de Bertrand nous proposent la peinture de la vie ancienne. Et ce sont bien deux naissances successives du poème en prose.
Edition de Jean-Luc Steinmetz